Avortement à Monaco : vers un scénario à la Belge ?
- michelisenzo
- 2 avr.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 avr.
La récente proposition de loi n°267 du 4 mars 2025 déposée au Conseil National, l’organe co-législatif de la Principauté de Monaco, vise à encadrer et, ce faisant, à dépénaliser, du côté du praticien, le recours à l’avortement.
Cette probable réforme du droit s’inscrirait dans la suite de deux précédentes lois, l’une datant de 2009, qui a permis le recours à l’avortement dans certains cas médicalement justifiés, l’autre de 2019, dépénalisant en tant que tel pour les femmes elles-mêmes le recours à l’avortement. Dépénalisation dont la présente réforme serait en quelque sorte le pendant côté corps médical.
Cette réforme ne résiste pas à l’analyse des conséquences, au moins théoriques, qu’elle pourrait avoir sur l’équilibre des institutions.
Car en effet la possible difficulté juridique que soulève cette réforme réside dans la disposition constitutionnelle du caractère officiel de la religion catholique.
Certains commentateurs ont cru pouvoir balayer d’un revers de main l’évocation de cette difficulté, en faisant valoir que, dans nombre de pays voisins, les religions d’Etat s’accommodent très bien de la liberté d’avorter.
Ils ont raison. Mais c’est sans compter sur le fait que dans la majorité de ces pays en question, ce n’est pas le catholicisme qui est religion d’Etat (il ne l’est qu’au Vatican et à Malte, les autres de ces pays ayant pour religion des courants non catholiques, tels que l’orthodoxie ou le luthéranisme, qui ne les lient de ce fait aucunement à cet Etat séculier qu’est le Saint-Siège), et sur le fait également que Monaco n’est pas seulement un Etat catholique, mais une monarchie.
Ces deux paramètres font de Monaco un Etat où les conséquences d’une réforme de ce genre ne peuvent pas être calquées sur d’autres pays, sans examen préalable.
En effet, dans l’organisation des pouvoirs telle qu’elle existe dans notre Principauté, la loi implique l’accord des volontés entre le Conseil National et le Prince. C’est l’article 66 de la Constitution.
Il s’agit d’un régime législatif bicéphale, qui se caractérise, en l’occurrence, par la dévolution, au Prince, de l’initiative des lois (et ce par le biais de Sa faculté de signer les projets de loi qui Lui sont présentés par le Conseil de Gouvernement), et par Sa faculté de s’opposer à l’adoption d’une loi, non pas de manière directe par l’exercice d’un droit de veto, comme aux Etats-Unis, qui est de principe exclu à Monaco, mais par Sa faculté de faire interrompre, en amont, par le Ministre d’Etat, la procédure législative, dans le cas où le Conseil National émettrait de son côté une simple proposition de loi, selon les termes mêmes de l’article 67 de la Constitution.
Or si la Constitution précise que Monaco est un Etat catholique en son article 9, et si elle précise aussi que la liberté de culte y est de rigueur, elle ne laisse que présager, sans les prévoir explicitement, les possibles incompatibilités qu’il y aurait entre le rôle de Souverain et de Chef d’Etat qui appartient au Prince, et ses décisions politiques. En d’autres termes, Monaco est un Etat catholique, et ceci n’empêche pas en tant que tel la légalisation de l’avortement. Mais la Famille Souveraine est-elle une famille catholique ? Et cette circonstance est-elle de nature à empêcher le Prince Souverain d’effectuer certains choix, de signer certains actes, d’empêcher certaines choses ?
C’est là toute la question. Le sujet de l’avortement à Monaco en vérité ne questionne pas la liberté des femmes, mais la liberté du Prince. Et c’est pourquoi l’exemple de la Belgique est parlant, alors qu’en 1993, le roi Baudouin faisait valoir sa liberté de conscience pour refuser de sanctionner une loi relative à l’avortement, qui était contraire à sa foi personnelle, préférant user de sa prérogative de citoyen (se démettre au nom de sa propre liberté de conscience) que de sa prérogative de roi (ne pas signer), que la Constitution lui offrait pourtant en théorie.
Dans son rôle de représentant d’un Etat catholique, de chef de la Famille Souveraine et d’élu de Dieu, le Prince de Monaco peut-il accepter, comme co-législateur, de signer une proposition de loi conférant une liberté que Sa foi lui interdit ?
La spécificité de l’équilibre des pouvoirs monégasque entraînera un traitement spécifique de la question des conséquences de la légalisation de l’avortement chez les praticiens, traitement dont l’exemple de la Belgique, a priori, serait le plus proche.
Il y a là, ou plutôt il y aurait là, en effet, les mêmes éléments de crise que ceux qui ont mobilisé la Belgique en 1993, si le Prince régnant actuel ne s’était déjà montré disposé à accepter cette évolution sociétale.
A supposer que la dépénalisation du recours à l’avortement pour les femmes est une décision politique plus forte que la dépénalisation de la pratique de l’avortement pour les praticiens, il y a fort à parier que cette dernière réforme ne se heurtera à aucun blocage institutionnel à Monaco. En effet, les principales difficultés morales et (de ce fait) constitutionnelles ont été, ou auraient déjà dû être, purgées lors de la procédure d’entrée en vigueur de la dépénalisation de l’avortement de 2019.
Les seuls angles auxquels une telle réforme pourrait se heurter, indépendamment des idées libérales de notre Souverain, résideraient dans le fait que la pratique médicale est une matière bien plus règlementée et, de ce fait, bien plus liée à l’Etat (catholique), que ne saurait l’être la liberté des femmes quant à elle.
L’un des éléments de résolution, en tout cas théorique, de la difficulté que soulève l’adoption de lois réprouvées par l’Eglise catholique dans un Etat où l’Eglise catholique est religion d’Etat et où le Souverain y appartient, se situe dans l’analyse des droits et libertés du Prince et de la Famille Régnante. La Famille Souveraine, à Monaco, est catholique. Elle l’est en fait. Mais l’est-elle en droit également ? Nul texte ne le précise.
Les Statuts de la Famille Souveraine, auxquels renvoie la Constitution, ne traitent pas de cette question. Tout semble être régi par la pratique, à laquelle semble s’ajouter à tout le moins, pour ne pas dire appartenir, la conversion de la Princesse Charlène avant son entrée dans la Famille Souveraine.
Néanmoins, quelques indices doivent être pris en compte pour se faire une idée. Le premier, c’est que le Prince n’est pas un organe isolé dans l’équilibre des institutions. Il est le représentant de l’Etat, et l’Etat est catholique. Par analogie, le Prince est et doit être catholique.
Le second, c’est que si la liberté de culte est assurée par l’article 23 de la Constitution, dans un Titre III relatif aux Libertés et Droits Fondamentaux, ce titre fait suite précisément à un Titre II relatif au Prince et à la Dévolution de la Couronne.
Face à cette organisation du texte, plusieurs interprétations sont en concurrence.
On pourrait penser que ces deux titres traitent de choses différentes et qu’ils ne s’excluent pas, le Prince étant un Monégasque, et jouissant des mêmes droits et libertés que ses sujets.
On pourrait cependant interpréter ces deux titres comme exclusifs l’un de l’autre, celui concernant le Prince n’étant pas affecté par les dispositions du Titre III. Et cette interprétation est corroborée par le fait que ce n’est pas la Constitution elle-même mais les Statuts de la Famille Souveraine qui délimitent la liberté de ses membres.
On pourra toujours se demander si, en revanche, les Statuts de la Famille Souveraine n’ont pas plutôt la valeur de droit spécial, qui viendrait déroger à un droit commun auquel, en vertu de la Constitution et des lois qui ne lui seraient pas contraires, la Famille Souveraine et le Prince Souverain seraient soumis.
Ainsi par exemple la discrimination entre les sexes est prohibée par le Titre III de la Constitution, mais elle est retenue s’agissant des règles de dévolution de la Couronne, dans le Titre II et dans les Statuts de la Famille Souveraine, par la règle de primogéniture masculine.
Toutefois il est difficile de s’imaginer qu’une constitution puisse organiser les règles de droit à la manière du reste d’un système juridique. En effet, on accorde aux normes constitutionnelles une importance trop grande pour que certaines soient, à l’intérieur même de leur support, priorisées par rapport à d’autres. Il s’en suivrait un problème de clarté juridique, qui se poserait à l’organe en charge de l’interprétation de la constitution.
En outre, la hiérarchisation des normes constitutionnelles selon des degrés d’importance inégaux est un mécanisme possible, y compris à Monaco, où la rédaction et l’interprétation de la Constitution sont l’affaire de membres de la doctrine publiciste française.
Ainsi en droit français, applicable par analogie, et par rapport de voisinage constitutionnel, si j’ose dire, le Conseil constitutionnel distingue plusieurs catégories dans lesquelles il range les normes de la Constitution, avec par exemple les objectifs de valeur constitutionnelle et les principes de valeur constitutionnelle, qui n’ont pas la même importance, et dont l’éventuel conflit se résout en faveur des seconds.
Il serait possible d’établir la même méthodologie d’interprétation de la Constitution à Monaco. Mais une chose est sûre : c’est qu’une telle jurisprudence serait connue. Aussi concernant l’éventuelle articulation des différents titres de la Constitution, je ne crois pas qu’on puisse raisonnablement hiérarchiser leur contenu sans aucun signal en ce sens du Tribunal suprême ou du Palais Princier.
Dès lors, l’interprétation la plus plausible est celle selon laquelle le Titre II ne déroge pas au Titre III, mais le précède, en créant un régime juridique propre aux membres de la Famille Souveraine, exclusif de toutes autres dispositions.
Le troisième indice pour savoir si la famille princière, ou en tout cas le Prince, a le devoir ou le simple droit d’être catholique, c’est que la formule consacrée aux actes qui sont dressés par le Prince Souverain est la suivante :
« ALBERT II
PAR LA GRACE DE DIEU
PRINCE SOUVERAIN DE MONACO »
Quelle est la valeur juridique de cette formule ? S’agit-il d’un élément de validité de l’acte qu’elle enveloppe ? S’agit-il d’une formule exécutoire ? S’agit-il au contraire d’un simple usage sans enjeux ?
Mais surtout, quelles sont les conséquences de la catholicité du Souverain ? N’est-ce qu’un vestige folklorique ou un devoir effectif, concret et juridique ?
En présence de tels mots, au visa desquels Il exprime sa souveraineté en signant les textes qui les suivent, le Prince est-il tenu, moralement et juridiquement, de ne pas les détourner du sens et de l’usage que leur confère l’Eglise catholique ? Y’a-t-il un trait d’union entre l’utilisation politique et séculière de cette formule par le Prince et la morale catholique de l’Eglise qui serait tracé à l’instant du sacre ?
Enzo MICHELIS,
Avocat au Barreau de NICE
Comments